N°2 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
de Marcel Proust (1913-1927)
Certes, l'immense Marcel Proust (1871-1922) n'est que second des 50 livres du siècle mais savez-vous pourquoi? Parce qu'il est premier des 1 000 livres du millénaire, alors au niveau du petit XXe siècle, il se considère un peu hors concours.
Tout a été dit et écrit et glosé, parfois à l'excès, sur son chef-d'œuvre et vous voudriez que je vous résume ce monstre de 3 000 pages en quelques lignes ? Aujourd'hui ce n'est pas Proust, c'est moi qui suis à la recherche du temps perdu! D'ailleurs ce titre en dit long : la Recherche du temps perdua failli s'intituler « Les Intermittences du cœur », « Les Colombes poignardées », « Les Stalactites du passé », mais c'est finalement le titre choisi qui résume le mieux notre siècle. Au fond, le XXe siècle est celui qui a accéléré le temps, celui où tout est devenu instantané, et sans le savoir, comme tous les génies, Proust a eu l'intuition juste.
Le devoir de tout écrivain aujourd'hui consiste à nous aider à rechercher le temps que notre siècle a détruit, puisque « les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus ». Proust a bâti son château de cartes de 7 tomes simplement pour nous dire une chose : la littérature sert à retrouver le temps.... de lire!
Alors bien sûr je pourrais vous résumer son roman, à la fois impressionniste et cubiste, autobiographique et imaginaire, en sélectionnant quelques angles : oui, c'est un roman de l'amour rendu fou par la jalousie, celle de Swann envers Odette, celle du Narrateur envers Albertine ; bien entendu, c'est l'histoire de Marcel, un arriviste mondain qui veut se faire inviter chez la Princesse de Guermantes mais comme il n'y arrive pas, il devient écrivain misanthrope; certes, c'est le coming-out d'un homosexuel honteux qui décrit les décadents de son époque, le baron de Charlus et son ami Jupien, pour se dédouaner d'en être comme eux ; ok, c'est le tableau d'un milieu aristocratique frelaté avant et pendant la grande guerre de 14-18 ; sans doute, s'agit-il aussi de l'aventure d'un jeune homme qui raconte comment il est devenu écrivain en trébuchant sur les pavés plutôt qu'en les jetant sur des CRS...
Mais ce serait fuir le véritable centre du livre qui est le temps retrouvé. Cela peut être plein de choses, le temps retrouvé : la nostalgie de son enfance, quand on bouffe une madeleine ; la mort, quand on revoit des snobs qui ont vieilli; l'usure de la passion amoureuse, ou comment transformer la douleur en ennui ; la mémoire involontaire, véritable machine à explorer le temps, que l'on peut vaincre par l'écriture, en entendant une sonate de Vinteuil ou un clocher de Martinville : « Le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues sont fugitives, hélas, comme les années. »
N'hésitons pas à le dire : Proust écrit souvent des phrases très longues et beaucoup de gens ont du mal à y entrer. Il ne faut pas culpabiliser : c’est un rythme à prendre. Personnellement, j'ai surmonté cette difficulté en me disant la chose suivante : ces phrases interminablement perfectionnées épousent les mouvements du cerveau humain. Comment reprocher à Proust d'écrire de longues phrases alors que dans votre tête vous en faites de beaucoup plus longues (et nettement moins intéressantes, pardonnez-moi de vous le dire) ?
Proust ne voulait pas mourir alors il s'est enfermé, vivant la nuit, dormant le jour, tel un vampire, suçant le sang du faubourg Saint-Germain, et s'est tué à la tâche de 1906 à sa mort en 1922 et il a gagné : il est éternel, puisque « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature ». Refusé par Gide chez Gallimard, Du côté de chez Swann est paru en 1913 chez Grasset à compte d'auteur ; le tome suivant, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, obtint le Prix Goncourt en 1919 chez Gallimard; Proust verra ensuite la sortie du Côté de Guermantes (1921) et de Sodome et Gomorrhe (1922) mais les trois derniers tomes, La Prisonnière, Albertine disparueet Le Temps retrouvé, furent publiés à titre posthume, et malaxés par son frère Robert en 1923, 1925 et 1927.
Et en 1927, le siècle est terminé. Il y aura Céline, 5 ans plus tard, il y aura les 48 autres livres qui figurent dans notre hit-parade, ainsi que tous ceux qui en sont absents mais en gros les jeux sont faits. Plus personne ne pourra JAMAIS écrire comme avant. Plus personne ne pourra jamais VIVRE comme avant. Désormais, chaque fois qu'une image, une sensation, un bruit, une odeur, vous rappelleront autre chose, je ne sais pas moi — peut-être même que là, en ce moment précis, en me lisant, vous pensez à une émotion, à un souvenir, à un prof de français qui vous a gonflé avec Proust en classe de première —, chaque fois que ce genre de flashback vous saisira, ce sera du Temps Retrouvé. Ce sera du Proust. Ce sera plus beau que tous les DVD et plus prenant que toutes les Playstation. Savez-vous pourquoi ? Parce que Proust nous apprend que le temps n'existe pas. Que nous avons tous les âges de notre vie, jusqu'à notre mort. Et qu'il ne tient qu'à nous de choisir la minute que nous préférons.